Riche du limon de l'expérience, de savoir-faire et de savoirs éprouvés,la peinture de Michel Gayard s'impose avec force. Portant en elle le poids, plume ou plomb, de la vie, elle dit la splendeur et la douleur, la nostalgie et l'espérance mêlées. Elle évoque des paradis perdus et murmure des promesses de paradis à venir. Elle ne raconte rien sinon de sidérales énigmes, des secrets d'étoiles.
La toile peinte ouvre sur les lointains intérieurs d'un artiste qui accueille en toute équanimité la totalité du réel, sans esquive.Ayant incorporé la part obscure de la vie, il en sait traverser les turbulences et en connaît les îlots de clarté, ceux-là même que l’œil du spectateur découvre dès lors qu'il plonge et se perd dans les profondeurs abyssales de la toile.
L’œuvre de Michel Gayard est en chemin. S'affranchissant au fil des années de toute préoccupation figurative, elle tend vers une abstraction éprise d'absolu. Les contours des formes s'incurvent et s'estompent au profit d'une forme, la matière, comme entière animée par une seule et même respiration et sujette à de perpétuelles métamorphoses.
Mû par le désir de plonger au cœur du vivant pour en lever le mystère,le peintre explore les infinies possibilités de la couleur, en module les valeurs et en modèle les contrastes, avec un souci croissant de nuance et de souplesse.
Enquête d'unité, il met en tension les contraires pour mieux les concilier. Ainsi les toiles des dernières années donnent-elles à voir, dans des maelströms de couleurs sobrement cadrés, des espaces mouvants où s'orchestrent clivage et fusion, lumière et ténèbres,fracas et silence.
L'abstraction ainsi épurée, participe d'une préhension mystique du réel, d'une saisie multi-sensorielle des choses. Court-circuitant l'intellectuel, « l'émotion passe directement dans le pinceau, libérateur», explique le peintre qui puise son inspiration dans sa proximité avec la réalité ; il s'y frotte, s'imprègne de la nature et se sustente de l'énergie tapageuse ou paisible des éléments mêlés.
Son regard se double d'une écoute kaléidoscopique du monde dont le rendu confère aux espaces plastiques une véritable dimension sonore: grondements telluriques ou célestes, rumeurs océanes, silence des lointains. Qu'il soit fondu-enchaîné, en contrepoint ou dissonant,un ton appelle un autre ton, tel une note de musique appelant la suivante.
La dramaturgie des clairs-obscurs, dans ces variations scénographiques où des éclats d lumière sourdent depuis la nuit des temps,n'est-elle pas une transcription visuelle du rimbaldien « choc des glaçons aux astres» ?
L'univers pictural du peintre est habité d'un rythme propre s'inventant à mesure,générateur d'un espace-temps où vient se réfléchir l'image rémanente du monde : il met en résonance les profondeurs de l'être et l'immensité universelle.
Chaque tableau s'inscrit dans un carré mesurant un mètre de côté.L'espace en est parfois
compartimenté selon une rigoureuse géométrie. Ce parti-pris formel, s'il permet d'endiguer les débordements de la furie créative, étaye avec autorité l'architecture de l'espace peint.
Les parcelles ainsi circonscrites, comme autant de pans de monde rapportés, jouent de l'éloignement ou bien du rapprochement : dans chacune de ces fenêtres, le peintre ajuste sa focale selon la nature des espaces infinis qu'il offre à la vue.
Et comme sa vision s'exerce depuis l'échelle microscopique jusqu'à l'étendue cosmique, les différents champs qu'elle a sélectionnés se jouxtent ou se superposent selon un jeu de décalage créant la déroute de l’œil du spectateur, contraint de voyager dans toutes les dimensions.
Jusqu'au vertige. C'est que la toile est devenue au fil des ans le lieu d'une genèse, celle de l'acte même de peindre.
Elle est le terrain d'une aventure, un laboratoire d'essai où l'homme de métier, transcendant des techniques qu'il réinvente sans cesse,remet en jeu la quintessence même de la peinture : pour affirmer à chaque fois avec davantage de force l'éthique dont elle procède. Il se risque sur les routes de l'aléatoire jusqu'à atteindre le territoire de la nécessité. Il traque la lumière dans la fugacité de l'instant pour en imprimer la trace pérenne dans la matière picturale.
A partir de l'élan initial, s'engage un long et opiniâtre travail de transfiguration plastique au cours duquel se succèdent superpositions, effacements, embardées, reprises, saturation,allègement...
Au terme de cette alchimie savante qu'est le chaos de l’œuvre en gestation, les noirs de ce peintre nyctalope se dissipent en de translucides coulées d'ambre ou en dégringolades de feu ; à moins qu'ils ne distillent lentement des ombres irisées, de discrètes fluorescences, comme si, en leur terreau, balbutiait une lumière diffuse – un éboulis d'éternité.
Ils se peuplent ailleurs de nébuleuses : la mousseline remuée des gris prend alors des teintes de matins frais ou des lueurs de soirs tombants. Dans le magma délié ou heurté des pigments, le violet dispute au rouge les frontières du visible.
Le peintre est tour à tour explorateur du dedans, spéléologue,vulcanologue, marin, cosmonaute ou simplement promeneur ici-bas. Oque ses pas le portent, où que son imaginaire l'embarque, il s'empare d' une tache, d'une matière comme d'un fragment synecdotique de la totalité : il en sonde les aspérités comme si chacun de ces « morceaux de monde» portait en lui la chance d'une clarté révélée.
Et ce n'est pas un hasard si le travail de Michel Gayard se décline sur le mode de la série, en une quête maintes fois recommencée de ses propres possibles.
Ce double principe de la répétition et du dépassement n'est pas seulement un choix esthétique, il répond à une nécessité ontologique, un exercice de soi. Une prophylaxie de l'âme en somme :se tenir en éveil, maintenir l'acuité du regard au plus près de la matière vibrante, la dégager de la gangue d'opacité qui nous en tenait à l'écart, séparé. Cet effort réitéré pour exalter l'éclat des choses permet de saisir les liens invisibles qui trament notre rapport au monde et d'en dévoiler l'ordre spirituel.
La peinture ici renoue avec la fonction originaire de l'art : elle oppose aux turpitudes du genre humain la rencontre avec le sacré.
Esther GOUAULT - octobre 2012